RAPPORT SEA SHEPHERD FRANCE – FÉVRIER 2023

>Par Lamya ESSEMLALI

Kalon, rorqual échoué en baie de Douarnenez: récit d’un retour à la mer

NB : Kalon, signifie « cœur » et « courageux » en breton. C’est ainsi que nous avons nommé ce jeune rorqual qui a donné tort à tous ceux qui le disaient mourant, et qui s’est battu pour vivre ; un cœur vaillant.

Lundi 19 septembre 2022
08H30

Des promeneurs découvrent un rorqual, échoué sur la plage de Ty Anquer, sur la commune de Ploemeven. C’est le troisième rorqual qui s’échoue dans le Finistère en moins de 15 jours. Il est encore vivant.

 

10H30

Je reçois un message de mon équipe sur mon téléphone, un mail a été envoyé à Sea Shepherd par des sympathisants locaux. Je suis avec Guyve, un membre de l’association, à 1h00 de Ploemeven. On prend immédiatement la route pour nous rendre sur place. Je contacte également Enrique, un autre bénévole qui détient la fameuse « carte verte » délivrée par l’Observatoire Pélagis, qui autorise de manipuler et/ou transporter des mammifères marins en France.

 

11H30

J’arrive sur la plage. « Tout est sous contrôle »

Je vois au loin le corps massif du rorqual étendu sur la plage, la marée est en train de remonter et son corps est à moitié immergé mais il repose lourdement sur le sable. La plage est très plate, peu de profondeur et pour corser le tout, on est sur les plus bas coefficients de marée. Un cordon de sécurité a été mis en place pour maintenir les curieux à l’écart. De l’autre côté, un camion de pompiers est sur place et quelques personnes du Parc Marin de la Mer d’Iroise (PMMI), du Réseau échouage de Pélagis et de l’OFB ainsi que le Maire de la commune.

Je passe le cordon et je m’approche. Je me présente et je demande ce qui est prévu de faire. On me répond sèchement qu’une tentative de renflouage va être faite avec l’aide d’un bateau de la SNSM. Je réponds que nous avons quelqu’un doté d’une carte verte qui est en route pour aider si besoin « On est déjà en lien direct avec Pélagis, merci. Et on n’est pas en avance donc si vous voulez bien. ». Une des femmes présentes (pompier ou Parc Marin, je ne sais pas) me lance sèchement : « Il y’a un cordon de sécurité, c’est pas pour rien, vous avez de la chance que je ne vous ai pas vu passer ». Le ton est donné. Je retourne de l’autre côté rejoindre les habitants du coin qui observent la scène et je décide d’attendre de voir ce que donne leur tentative.

 

12h30

Enrique arrive sur la place. Je lui dis que je me suis faite recaler mais je lui demande de passer le cordon et d’aller proposer son aide. Il revient quelques minutes plus tard « Ils n’ont pas besoin d’aide, ils disent qu’ils ont déjà 2 cartes vertes et qu’ils gèrent avec Pélagis ». Je les regarde discuter en rongeant mon frein, le pic de la marée haute est en train de passer, la mer commence déjà à redescendre et le bateau de la SNSM n’arrive toujours pas.

13H00 (Aux environs de)

Le bateau arrive enfin, le cordon de « sécurité » est élargi, les agents du parc marin nous repoussent beaucoup plus loin, impossible de voir les manœuvres qui sont faites. Je distingue de loin que des sangles sont placées sous le rorqual mais aucune opération de désensablement préalable n’a été faite : « trop dangereux pour le personnel » j’entends dire par un des membres de leur équipe. Je fulmine parce que je sais que sans désensablement, les chances de le sortir sont nulles. Quand le bateau se met à tirer, l’animal est tellement ensablé (en plus de l’effet ventouse sur le sable) qu’il n’avance pas d’un centimètre, malgré quelques mouvements de sa caudale qui montrent qu’il essaye tant bien que mal de se dégager. Les sangles ne font que le blesser en rappant sur sa peau et il est décidé d’arrêter les frais.

 

13H30

La mer se retire, le rorqual est à la merci des morsures du soleil. Je fulmine derrière le cordon et même si je n’ai toujours pas le droit de passer, je vais avec Enrique chez des habitants chercher des draps, des sceaux et des pelles. A cet instant, je me dis que sois j’obtiens l’autorisation de passer soit je fais un scandale et je passe de toutes façons. Je ne comprends pas qu’on ne fasse même pas la base qui consiste à protéger sa peau fragile du soleil et l’empêcher de se déshydrater. Une des personnes de leur équipe s’approche du cordon pour parler à des gens qui posent des questions. Je le saisis au vol : « Il faut hydrater cette baleine et la protéger du soleil, on est en plein cagnard, elle va surchauffer » Il me répond « De toute façon, elle est foutue, elle a les viscères à vif ».

On lui répond : « Comment ça ? Elle a des plaies profondes ? On ne voit rien d’ici »

-« Non, les plaies sont superficielles.. » Fatigue…

On nage en plein délire avec des gens qui ne savent absolument pas de quoi ils parlent, qui ont peur de faire ce qui devrait être fait et qui s’obstinent à nous maintenir à distance pendant que Kalon agonise, écrasé sous propre poids et grillé par le soleil. A ce stade, la décision a été prise par Pélagis et le Parc Marin, d’abandonner toute tentative de renflouage. Il s’agit donc d’attendre que Kalon meure, la presse locale titre déjà qu’il est condamné. On ne se résout pas à ce scénario. Le pic de la prochaine marée haute est à 1h30 du matin, ça nous laisse 12h00 pour creuser un chenal, mais c’est 12h00 pour lui à tenir… il semble complètement amorphe mais son souffle continue à s’élever dans les airs à intervalles réguliers. Il est encore bien là.

A travers le cordon de sécurité qui nous maintient toujours à l’écart, nous interpellons la représentante du Parc Marin. Je lui dis qu’il faut en urgence le protéger du soleil. Elle nous répond :

-Ben vous savez, là, il est mort…

-Comment ça, il est mort ? Je le vois respirer

-Oui mais bon, il est mourant, c’est fini. J’aurais voulu qu’un vétérinaire puisse venir l’euthanasier pour abréger ses souffrances mais on n’a pas ce qu’il faut, donc on attend qu’il meure, il ne va plus tenir longtemps. On est en train de voir comment évacuer le cadavre.

-Quand bien même il serait mourant et n’aurait plus aucune chance, ce qu’on ne sait pas, il faut le protéger du soleil, on ne peut pas le laisser comme ça.

N’y tenant plus, j’envoie alors un message à Hervé Berville, secrétaire d’Etat à la Mer (que j’ai rencontré récemment) pour lui dire que nous sommes empêchés d’accéder à la baleine et qu’il est prévu de la laisser mourir. Cela peut prendre une journée entière voir plus. Sa directrice de cabinet m’envoie un message quelques minutes plus tard pour me dire qu’ils ont fait passer le mot à la Préfecture du Finistère afin que l’on soit autorisés à passer le cordon de sécurité.

15H00

Enrique et moi sommes enfin été autorisés à passer. On s’empresse de recouvrir Kalon de draps mouillés et on utilise les seaux d’eau pour la maintenir humide malgré le soleil qui cogne. La dame du Parc Marin, qui le voyait déjà à l’équarrissage, nous file quand même un coup de main finalement. Guyve, un autre bénévole de Sea Shepherd nous rejoint avec des pelles et à deux, Enrique et lui, commencent à creuser autour et devant Kalon pour dégager un chenal dans lequel l’eau pourra s’engouffrer plus facilement à la marée montante.

 

LES HEURES SUIVANTES

Guyve et Enrique s’activent avec leur pelle mais la tâche est titanesque et le temps est compté. Chaque minute qui passe, Kalon s’épuise. La dame du Parc Marin, me répète que pour elle, c’est comme s’il était déjà mort « Regarde, ses organes vitaux doivent déjà être complètement foutus ». J’ai conscience de la gravité de la situation mais je me dis qu’au final un verdict aussi catégorique et définitif devrait reposer sur des éléments irréfutables. Et surtout que de temps perdu, de n’avoir pas fait le nécessaire dès la première marée montante.

J’observe Kalon, je compte ses respirations, elles sont régulières, paraissent normalement rythmées, il n’y a pas de mucus autour de l’évent, pas d’odeur nauséabonde, caractéristique des cétacés atteints de pathologie.

Il semble sain, amaigri, fatigué, mais sain. Rien ne me parait justifier une euthanasie et encore moins, qu’on le laisse mourir lentement sur le sable.

Je capte son regard. Je ne le vois pas comme un « problème à résoudre », j’ai plutôt le sentiment que nous avons une dette envers lui, mais je sais aussi qu’il va devoir nous aider à le sortir de là. Au moment fatidique, quand la mer viendra le chercher, malgré tous nos efforts, et toute notre volonté, s’il ne se bat pas pour vivre, il restera prisonnier du sable et il y mourra. Il semble tellement apathique, son inertie, donne, au moins en apparence, raison aux « spécialistes » qui le pensent perdu. Et pourtant, impossible, impensable, de ne pas tout faire pour lui donner une seconde chance. C’est « juste une baleine » diraient certains, mais pour moi, pour nous, cette baleine, c’est l’océan, c’est nous. Je revois le regard de Lys (le béluga de la Seine) dans le camion avant qu’il ne soit euthanasié, j’ai le cœur qui se serre. Pour lui aussi, nous avions tout tenté, nous avions échoué et nous en sommes sortis marqués à vie. Des jours après sa mort, nous entendions encore son souffle dans notre sommeil, nous qui l’avions veillé nuit et jour. Je repense à Sedna, l’orque venue mourir dans la Seine quelques semaines avant Lys. Elle non plus, nous n’avions pas pu la sauver, avertis trop tard, mobilisés trop tard, juste à temps pour découvrir son cadavre flottant après plus de 10 jours passés dans la Seine, sans que rien n’ait été tenté pour l’aider. La difficulté de la tâche est rebutante. La forte probabilité d’échouer -et de devoir publiquement assumer l’échec- en dissuade beaucoup d’agir.

17H00 (Aux envir-ons de)

Les linges humides le soulagent, on place des objets pare-soleil pour protéger ses yeux fragiles mais deux pelles pour creuser un chenal qui va faire passer une baleine de 10 Tonnes, c’est impossible. Des habitants sont derrière le cordon de sécurité avec des pelles, ils veulent venir aider mais les gendarmes ne les laissent pas passer. La dame du Parc Marin a donné ses directives « pour raisons sanitaires, pas plus de deux personnes près de la baleine ». C’est ubuesque. Il nous faut une tractopelle. Elle nous répond que c’est impossible, il n’y en n’a pas qui puisse venir. Sa crainte première est surtout de « perdre le cadavre ».Si on le remet à la mer et qu’il va mourir plus loin, on perdra les informations contenues dans son cadavre….

Soit mais quid de ses chances de survie ? Aussi minces soient-elles ? Le considérer mort alors qu’il respire encore, qu’on ne sait pas de quoi il est atteint, si son mal est curable ou pas, ne pas lui donner sa chance pour être certain de récupérer son cadavre… Ce débat n’est pas scientifique, il est philosophique. Et il doit être considéré comme tel. La société doit pouvoir y prendre part. Va-t-on continuer en France de ne pas donner leur chance à des individus qui pourraient potentiellement être sauvés parce que la matière morte que constitue leur cadavre est jugée utile à la science ? Le même argument avait été évoqué pour Lys, le béluga dans la Seine, quand dès le premier jour, l’euthanasie avait été évoquée comme solution jusqu’à ce que Robert Michaud, spécialiste des bélugas basé au Quebec argumente qu’une telle décision à ce stade était complètement prématurée. Je me tourne vers les pays anglo-saxons, j’étudie le traitement que leurs scientifiques font dans des cas similaires, et je pâlis et j’enrage de voir la différence en France.

18H00 (Aux envir-ons de)

La représentante du Parc Marin/Pélagis quitte les lieux. Elle ne reviendra pas. Les gendarmes qui empêchaient quiconque d’approcher relâchent un peu la pression. Des habitants nous rejoignent pour nous aider à creuser un chenal. Mais on n’y arrivera jamais à temps pour la prochaine marée montante. Gwen, une sympathisante de Sea Shepherd qui habite le coin, contacte le maire de la commune voisine pour demander une tractopelle. 30 minutes plus tard, la tractopelle est sur la plage. Il change la donne. Merci Monsieur le Maire.

LES HEURES SUIVANTES

L’heure tourne, la nuit commence à tomber. Un représentant du Parc marin qui était là plus tôt revient sur site. Il repart vers 21h00 en nous souhaitant bonne chance. Les habitants nous apportent du café, du thé, des collations… leur soutient est précieux. Plusieurs nous rejoignent. Ils suivent les instructions de sécurité que nous leur donnons. Personne près de la nageoire caudale, ni près de la tête. Quand l’eau montera et que le rorqual sera en mesure de se mouvoir, un mauvais coup peut causer de sérieux dégâts.

Mais à le voir, Kalon semble tellement apathique qu’il est difficile d’imaginer qu’il ait encore la force de se mouvoir. Le veut-il seulement ? Certains sur les réseaux nous disent que l’on s’acharne et qu’il est venu « mourir tranquille » sur la plage. Ces personnes savent-elles seulement ce qu’est la souffrance d’un cétacé hors de l’eau, qui s’étouffe lentement sous son propre poids ? Plusieurs tonnes qui écrasent ses organes, des heures, voir des jours à mourir… Comment peut-on imaginer qu’il puisse s’agir d’une « belle mort » ? Si Kalon doit mourir et qu’on ne peut rien faire pour le sauver, la moindre des choses que l’on puisse faire pour lui est d’abréger ses souffrances et lui permettre une mort plus douce, dans son milieu naturel. D’autant que de forts soupçons pèsent sur les causes de son échouage qui sont probablement d’origine anthropique. C’est le troisième rorqual qui s’échoue en 15 jours sur une petite portion de côte du Finistère !

00H00 (Aux environs de)

LA LIBERATION

La marée monte, on n’est pas encore au pic mais l’eau s’engouffre sous Kalon et il commence à bouger. Tout le monde se met en position et suit les instructions de Guyve qui à chaque nouvelle vague donne les instructions pour tirer sur les sangles. Au troisième coup, surprenant tout le monde, Kalon sentant la bonne vague le soulever donne une énorme impulsion, sa nageoire caudale inerte depuis des heures s’agite avec une force qui prend tout le monde au dépourvu, il roule sur le côté, s’aide de sa nageoire, envoie des trombes d’eau dans l’air.

Chacun a le réflexe d reculer et de le laisser faire. On se sent tous petits, humbles devant cette force de la Nature qui nous aide à l’aider. Ce moment restera gravé dans nos mémoires à jamais. La force que cette baleine mourante a déployé pour rejoindre l’océan était grandiose. J’ai l’impression que le temps s’est arrêté et pourtant tout n’a duré que quelques secondes. Kalon emprunte le chenal que l’on a creusé pour lui et rejoint la mer. Nous sommes tous là, trempés, dans la nuit noire éclairée par des spots, et on réalise à peine ce qui vient de se passer. La baleine est repartie… On n’ose même pas y croire.

CONCLUSION

Le soulagement de la savoir en mer est teinté d’inquiétude en ce qui me concerne. Je sais qu’il est loin d’être tiré d’affaire, il a passé beaucoup de temps sur cette plage. Trop de temps. Et on ne sait pas ce qui l’a amené à s’échouer, à l’instar de ses deux congénères, échouer les jours précédents dans le même département. Pendant plusieurs jours, on surveillera la côte, avec l’aide des habitants et du Parc marin. On retrouve Kalon dans la baie le lendemain et on mobilise deux embarcations pour le surveiller et s’assurer qu’il ne s’échoue pas de nouveau tout en gardant nos distances pour ne pas le stresser. A deux reprises, nous sommes contraints d’intervenir pour l’empêcher in extremis, de s’échouer sur les rochers. Kalon tourne en rond, il semble complètement perdu, désorienté. Le grand océan lui tend les bras à la sortie de la baie mais il ne semble pas le ressentir. Parfois, il nage en ligne droite dans la bonne direction et nous donne de l’espoir, puis il fait tragiquement demi-tour et se remet à tourner en rond.

Je me renseigne sur les cas similaires à l’étranger, plusieurs baleines renflouées se sont de nouveau échouées, parfois plusieurs fois. Certaines sont mortes, mais il existe des cas où elles ont survécu. Kalon ne fera hélas pas partie de ces cas-là. Il s’échouera mort cette fois, sur l’île Tristan quelques jours plus tard. Vu l’état de son cadavre il était mort depuis au moins deux jours, deux jours que nous le cherchions sans avoir réussi à le retrouver.

C’est une triste fin pour ce rorqual juvénile qui avait encore toute sa vie devant lui. Mais il est mort en mer, dans son élément et pas agonisant à petit feu écrasé sous son propre poids sur une plage avec des humains qui organisaient déjà sa « découpe » alors qu’il respirait encore. Aucun des trois cadavres de ces rorquals n’a permis d’identifier la cause de leur échouage. C’est la priorité sur laquelle il faut se pencher. Sont à revoir également nos pratiques et notre philosophie sur ce genre de cas. Un temps précieux a été perdu. Kalon aurait -il pu être sauvé s’il avait été renfloué dès la première marée montante, ce qui était tout à fait possible.

On n’aura jamais la réponse à cette question, mais une chose est certaine, ces 12 heures supplémentaires qu’il a passées, écrasé sur la plage n’ont pas permis de mettre toutes les chances de son côté. Et le fait que je doive en urgence appeler le Ministre de la Mer pour être autorisée à passer le barrage de Pélagis et tenter d’aider cette baleine dont chacun attendait simplement qu’elle meure, n’est pas admissible. Il est certain que les protocoles doivent être revus dans le sauvetage et l’assistance aux mammifères marins en détresse sur notre territoire. Attendre des heures, (voir des jours) qu’une baleine échouée s’étouffe et rende son dernier souffle, sous les morsures du soleil, n’est pas digne de la France.

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