Depuis quelques semaines, de nombreux sympathisants demandent à nos bénévoles sur nos divers événements ou par l’envoi d’emails, pourquoi Sea Shepherd France n’a pas rejoint la coalition citoyenne pour l’océan lancée récemment par l’ONG Bloom.
Avec 126 ONGs, 16 fondations, 25 entreprises et 119 personnalités mobilisées au sein de cette coalition, l’absence de Sea Shepherd sur ce qui est notre domaine de prédilection, n’est pas passée inaperçue. Cela appelle aujourd’hui à une explication.
Nous avons été contactés pour rejoindre cette coalition au même titre que de nombreuses autres ONGs aux domaines d’expertises très variés et parfois éloignés de l’océan. Nous avons reçu comme elles, un plaidoyer accompagné d’une liste de revendications « clés en main » sur la base d’un travail et d’une réflexion préalables auxquels nous n’avons pas été associés. A l’analyse de cette partition rédigée par Bloom en chef d’orchestre, nous avons relevé plusieurs fausses notes, dont certaines sont rédhibitoires car elles sacrifient l’essentiel à nos yeux : le VIVANT.
Si l’idée d’une coalition de personnalités, d’ONGs et de citoyens qui s’expriment d’une seule et même voix pour l’océan est forte et nous parait même indispensable pour relever un défi aussi colossal que celui de la préservation de l’océan (et donc d’assurer le maintien de la vie sur terre), il est en revanche essentiel que chacun sache lire la partition sur laquelle sa voix est posée. C’est d’autant plus important que l’enjeu est grand. Mais c’est loin d’être évident pour tout le monde, nous en avons conscience et c’est au chef d’orchestre que revient la responsabilité de la rendre la plus lisible possible. Force est de constater que ça n’est pas le cas. Qui a pu comprendre en rejoignant cette coalition que les revendications qui y sont faites sacrifient les espèces protégées à commencer par les mammifères marins et les dauphins, faisant passer avant eux la décarbonation des flottes de pêche et la création d’emplois ?
Si certaines revendications qui découlent du bon sens, mettront aisément tout le monde d’accord à l’instar de l’arrêt des subventions aux méthodes de pêche délétères (encore faut-il identifier clairement les méthodes de pêche les plus impactantes en fonction des milieux où elles opèrent), d’autres mesures nous paraissent inadaptées, voire dangereuses. C’est le cas pour la priorité pure et absolue donnée aux « arts dormants » au détriment des chaluts.
Les espèces protégées, les grandes sacrifiées dans la partition de Bloom pour l’océan
Dans un récent rapport très instructif de l’Institut Agro Rennes Angers, sur les différentes performances (et impacts) des flottilles de pêche[1] (rapport financé par la Fondation 250 fondée par Bloom) la conclusion nous a interpellés. On peut lire en page 54, une phrase qui a nécessité que nous la relisions plusieurs fois pour être sûrs d’avoir bien compris et qui révèle à elle seule, l’ampleur du problème :
« Les flottilles côtières utilisant les arts dormants (lignes, filets, casiers) ont globalement un bon bilan environnemental, et une excellente performance en matière de création d’emplois et de valeur ajoutée. Elles sont néanmoins responsables de l’essentiel des captures d’espèces sensibles, notamment de mammifères marins par les fileyeurs et d’oiseaux par les palangriers. “
Ainsi, selon le prisme de ce rapport, être responsable de l’essentiel des captures d’espèces protégées et sensibles n’empêche nullement d’obtenir un « bon bilan environnemental ».
Ce même rapport précise que 85% des captures d’oiseaux et de mammifères marins sont réalisés par la flottille des arts dormants (oiseaux par les lignes, mammifères par les filets) et principalement à la côte, indépendamment de la taille du navire.
Bloom en a conscience puisque dans son dossier « Changer de cap : pour une transition sociale-écologique des pêches »[2], on peut trouver sur la même page (P.24) l’excellent bilan carbone des arts dormants mais aussi leur impact catastrophique sur les espèces protégées « Il est vraisemblable que plus des trois quarts des captures d’espèces sensibles soient liées aux fileyeurs et aux ligneurs (…) c’est incontestablement le point noir des flottilles utilisant les arts dormants »
Il s’agit donc là d’un fait dont nous n’avons pas à débattre. Nos divergences avec Bloom ne découlent pas d’une différence de constat ou d’analyse mais d’une différence de vision, de priorité et donc d’objectif.
Notre expérience de terrain sur les zones de pêche nous avait déjà alertés sur ce sujet puisque nous avons pu y observer des petits navires côtiers de moins de 12 mètres relever dans un seul filet plusieurs dizaines d’oiseaux marins « protégés ». Un retour d’expérience qui corrobore le constat scientifique sur le sujet (et le témoignage de certains pêcheurs). Ce sont aussi nos images lors de l’Opération Dolphin Bycatch menée en France depuis 2018 qui ont confirmé les soupçons portés sur ces navires dans leur responsabilité importante de captures de dauphins sur la bande côtière.
Et pourtant, malgré ce constat incontestable, la revendication n°4 de la coalition demande de favoriser ces engins au détriment des chaluts de fond, peu impliqués dans ces captures d’espèces protégées.
On peut ainsi lire sur le site de la coalition au point numéro 4, qu’il faut « Attribuer les quotas de pêche en priorité aux navires de moins de 12 mètres utilisant des arts dormants (casiers, lignes, filets etc.) »
Dans la même section il y est fait référence aux « arts dormants ou passifs » comme étant les techniques de pêche les plus durables et les plus sélectives.
Comment une telle contradiction, sur un point aussi essentiel est-elle possible ?
Le qualificatif de sélectivité des engins de pêche ne peut pas se limiter aux espèces commercialisées sans tenir compte des espèces protégées, a fortiori, d’espèces clé de voute dont la fonction dans l’équilibre de l’écosystème marin est aussi essentielle.
Favoriser le déploiement des arts dormants : filets et lignes (les casiers ne sont pas concernés), sur la bande côtière reviendrait donc à en faire un terrain miné (encore plus qu’il ne l’est déjà actuellement) pour les espèces protégées. C’est une mesure qui pourrait sonner le glas des mammifères et des oiseaux marins et les faire chuter sous des seuils de non-retour, sachant que les populations d’oiseaux marins ont déjà globalement dégringolé de 70% ces 50 dernières années en raison de la pêche et que pour certaines espèces, une perte de 1% de la population (5% pour d’autres) suffirait à les conduire à l’extinction, d’après l’auto-saisine du CNPN sur le déploiement de l’éolien offshore.
Si la quasi-totalité des navires que nous avons observés en mer avec des oiseaux et des dauphins dans leurs filets font moins de 16 mètres, la seule mesure visant à éloigner de la côte certains navires porte sur les plus de 24 mètres (recommandation n°5) et se focalise encore une fois sur les chalutiers. Autant dire que cela n’aura absolument aucun impact sur les espèces protégées.
Sans préservation du Vivant, l’indice de bilan carbone n’a aucun sens.
La lutte contre le changement climatique ne peut être gagnée sans les espèces marines, a fortiori les espèces longévives (qui remplissent le rôle le plus important) comme les mammifères et les oiseaux marins. Ne pas faire l’erreur de sacrifier la vie marine au prétexte de lutter contre le changement climatique est un message que nous martelons depuis plusieurs années, notamment dans le contexte du développement irréfléchi et mal planifié de l’éolien offshore, à grand renfort de dérogations de destruction d’habitats et d’espèces protégées et d’études d’impact bancales au grand dam du CNPN (Conseil National pour la Protection de la Nature) dont les recommandations sont presque systématiquement ignorées par les pouvoirs publics.
Rappelons un fait essentiel qui devrait être au centre de toutes les politiques de lutte contre le changement climatique : les mammifères marins (et les oiseaux marins) sont essentiels à la croissance du phytoplancton, ce sont eux qui fournissent les nutriments qui lui sont nécessaires. Le phytoplancton est le premier puits de carbone de la planète et régule le climat de manière encore plus importante que les forêts. Sans phytoplancton, aucune vie sur terre n’est possible. Et sans les prédateurs marins, il n’y a plus de phytoplancton. CQFD.
La priorité absolue pour Sea Shepherd France, est de préserver le VIVANT, parce que de cela découle tout le reste. Cela passe par la préservation des espèces protégées (et pas seulement des espèces commercialisées) et le maintien de l’intégrité des réseaux trophiques océaniques et des services écosystémiques.
Une vision globale, une approche au cas par cas.
Ainsi, pour mettre en place des mesures efficaces pour préserver la vie marine (et donc pour le climat au cas où ça n’est toujours pas clair), il est essentiel d’avoir une approche holistique mais également d’étudier au cas par cas les différents biotopes, la répartition des différentes espèces et la nature des fonds. S’il est évident que sur des fonds fragiles, de posidonies ou de coraux, le chalutage de fond est à proscrire, à d’autres endroits, le report de l’effort de pêche sur les arts dormants pour compenser la perte du chalut aura un effet catastrophique sur les espèces protégées et sur l’ensemble de l’écosystème.
Nous saluons l’initiative de la coalition Océan sur le principe mais nous ne pouvons que regretter qu’il n’y ait pas eu plus de concertation en amont, afin de faire évoluer certaines revendications (ou pas d’ailleurs, si certaines de nos priorités entrent en conflit).
Sans entrer dans le commentaire point par point de l’ensemble des 15 mesures demandées et bien que nous soyons d’accord avec certaines d’entre elles, nous avons décidé de ne pas souscrire à cette coalition parce qu’elle revient à sacrifier les espèces protégées, un parti pris rédhibitoire à nos yeux. Il ne nous parait en effet pas sérieux d’appeler à favoriser le déploiement d’engins de pêches responsables de l’écrasante majorité des captures d’espèces protégées et crédités malgré tout d’un « bon bilan environnemental », tout en se contentant de timidement regretter leur impact sur les oiseaux et les mammifères marins et en espérant qu’ils s’améliorent.
Forts de ce constat et conscients de l’opportunité unique que représente la Conférence des Nations Unies pour l’Océan qui se tiendra à Nice en juin 2025, nous travaillerons activement dans les mois qui viennent à la construction d’une feuille de route proposant des mesures concrètes, en concertation avec des scientifiques, des pêcheurs, potentiellement d’autres ONGs, sur la base d’une expérience et d’une réflexion collective avec comme curseur essentiel et assumé dès le départ de préserver au mieux le VIVANT, habitats et animaux marins inclus, à fortiori les espèces protégées.
« Si l’océan meurt, nous mourons », c’est le leitmotiv du capitaine Paul Watson et de Sea Shepherd depuis plus de 40 ans. Et l’océan, c’est d’abord et avant tout, ses habitants.
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[1] https://halieutique.institut-agro-rennes-angers.fr/files/fichiers/pdf/performances.pdf
[2] https://bloomassociation.org/wp-content/uploads/2024/05/Changer-de-Cap-Francais.pdf