Par Lamya Essemlali
Fondatrice et Présidente de Sea Shepherd France
Il est presque 17h00. C’est l’effervescence sur la plage de Hvalvik. Les enfants jouent et courent partout, les adolescents et les jeunes adultes trépignent d’impatience, on sent l’adrénaline qui monte. A l’horizon, la ligne des bateaux commence à être visible. Mon cœur se serre.
Les dauphins sont devant, ils fuient le mur de sons que font les bateaux pour les rabattre vers la baie qui va se remplir de leur sang dans quelques instants.
Ils sont en train de nager leurs dernières brasses, plus jamais ils ne reverront la mer. J’aimerais arrêter le temps, j’aimerais un miracle. Je maudis le Danemark qui mobilise ses frégates militaires pour empêcher nos bateaux d’intervenir comme nous l’avions fait avec succès en 2014, où nous avions sauvé des centaines de dauphins.
Je sais que les globicéphales sont particulièrement solidaires, que quand la première goutte du sang de l’un des leurs sera versée, ils resteront tous. Même ceux qui pourraient fuir.
Je retiens mon souffle, je vais devoir plonger dans l’horreur, ça va être suffocant. Avec Elodie, c’est la troisième fois que nous traversons l’enfer aux côtés des globis, le téléphone que je tiens à la main, diffuse un live sur les réseaux. Je lis les messages en direct de ceux qui en France, loin de tout cela, sont d’un seul coup embarqués avec nous. Nous ouvrons une fenêtre sur le monde.
Les premiers dauphins sont là, il y a très peu de fond, certains s’échouent loin de la berge, ce qui va rendre la mise à mort encore plus compliquée, il n’y a pas assez de personnes sur la plage pour que “ça aille vite”.
J’essaye de suivre certains dauphins en particulier. Qu’ils ne soient pas dilués dans “la masse”. Les premiers sont rabattus sur la berge avec un crochet enfoncé dans l’évent. Ils se débattent et sont achevés avec une lance qui sectionne leur moelle épinière. Un bébé isolé nage seul, perdu, apeuré… des féringiens s’approchent de lui pour lui enfoncer le crochet dans l’évent. A ce moment-là, un globicéphale adulte arrive droit sur eux, il prend littéralement la place du petit qui parvient à s’échapper. L’adulte est massacré… Des gamins marchent dans l’eau près de globicéphales adultes en détresse, ils sont tellement puissants qu’ils pourraient leur briser la nuque en un coup de nageoire mais ils n’en font rien.
J’essaye de suivre le bébé mais je le perds de vue, je ne sais plus où regarder il y a du sang partout, j’entends les cris et les souffles des globis, les rires des gens, les sourires, je jette un œil aux commentaires furieux et impuissants des gens en France sur le live, certains disent qu’ils n’en peuvent plus et quittent le live. Je ne leur en veux pas, je les comprends. J’espère juste qu’ils seront là quand nous aurons besoin de leur soutien. J’essaye pour ma part de me dissocier mentalement de la scène par moments, comme on reprend sa respiration lors d’une longue apnée dans une mer de sang. Lire les commentaires me fait cet effet. Un dauphin va brutalement me remettre la tête sous l’eau.
Après un premier coup de lance qui l’entaille sur quelques centimètres, un geyser de sang gicle, il se débat. Le type revient à la charge fait une entaille plus grande mais le dauphin continue à se contorsionner. Un autre arrive pour couper davantage, voilà sa tête à moitié découpée, le dauphin continue à respirer et à se débattre. Je franchis alors le cordon de restriction derrière lequel nous sommes censés rester et je m’approche en courant de la berge.
Le dauphin agonise et l’un des hommes s’appuie sur lui, un grand sourire aux lèvres pendant que son comparse enfonce de nouveau sa lance dans le cou charcuté de l’animal.
Les gars finissent par le laisser, vont vers d’autres dauphins mais celui-ci est toujours vivant, je leur hurle de revenir abréger ses souffrances. Une petite fille d’environ 8 ans est aux premières loges, elle se retourne surprise quand elle m’entend hurler. J’ai beau regarder ailleurs, je ne vois que le corps déchiqueté de ce dauphin qui s’accroche à la vie, qui continue de souffler bruyamment par l’évent alors même qu’il est quasiment découpé en deux… Il est mort à présent, mais son agonie s’est imprimée sur ma rétine. Le grindforman (chef de chasse) vient me dire de dégager, il n’apprécie pas que j’aie passé le cordon de sécurité alors qu’il me l’avait interdit, et encore moins que je hurle sur son équipe de bouchers amateurs qui charcutent un dauphin sans même être capables de l’achever.
Le bébé pour lequel le dauphin adulte s’était sacrifié quelques minutes plus tôt est maintenant tiré par des hommes qui l’amènent sur la berge, ils le trainent sur les cailloux, je l’entends crier. Vite que ça se termine….
Au bout de 30 minutes, plus aucun dauphin ne bouge, la mer est rouge et nous sommes, Elodie et moi dans un état second. Je dois conclure le live pour tous ceux qui sont restés à nos côtés jusqu’au bout. Je me raccroche à leur soutien, à leur empathie. A celle d’Elodie et du reste de l’équipe. J’espère que d’une façon ou d’une autre, les globis ont pu sentir que sur cette berge, tous les humains n’étaient pas leurs ennemis.
Je dois reprendre mes esprits car ça n’est pas terminé. Nous devons maintenant suivre les cadavres jusqu’au quai où ils vont être dépecés, des fœtus vont être arrachés du ventre de leur mère et je veux témoigner de ça. La Police nous empêchera de le faire cette fois. La veille, nous avions diffusé des images de fœtus victimes du massacre précédent. Ces images gênent les féringiens… Nous retrouverons quelques-uns des cadavres dépecés et atrocement mutilés le lendemain sur un autre quai où une partie de la viande, pourtant impropre à la consommation est distribuée à tous ceux qui en veulent.
La totalité de ce récit a été filmé, y compris l’intervention de la police qui nous a empêchés de filmer les femelles gestantes. Nous challengerons au Tribunal cette discrimination qui permet aux touristes et aux jeunes enfants d’assister à toute l’opération mais qui nous exclut pour la seule et unique raison, que nous aimons ces dauphins.
Cela fait maintenant deux jours et chaque fois que je ferme les yeux, je continue à voir des dauphins déchiquetés. Je cherche le sens à tout ça. Cela me propulse dans un questionnement que j’ai depuis longtemps. Que sommes-nous venus faire sur cette planète ? Qui sommes-nous ?
J’espère que l’âme des globis s’est élevée au-dessus de tout ça. Mais qu’en est-il de la nôtre ?
L’âme de l’humanité se noie elle aussi dans le sang des dauphins, dans les rires des hommes, des femmes et des enfants qui ne comprennent pas que ce qu’ils font à ces dauphins, ils se le font à eux-mêmes.
Tout comme l’humanité ne comprend pas que la guerre qu’elle mène contre le Vivant, est une guerre contre elle-même. Comment avons-nous pu nous perdre à ce point ? Au bout de 20 ans d’activisme, je n’ai toujours pas la réponse. Mais j’ai une certitude : jamais je n’abandonnerai. Jusqu’à mon dernier souffle, je défendrai l’océan. Le servir donne du sens à un monde qui n’en n’a plus.