J’écris ces lignes entre deux patrouilles nocturnes sur l’opération Nyamba (« tortue » en mahorais). Nous sommes dans l’océan indien, sur l’île de Mayotte, seule terre française dans l’archipel des Comores, entre Madagascar et l’Afrique. Un trésor de biodiversité rongé par une immigration explosive motivée par l’attrait de la France dans un archipel comorien où beaucoup rêvent d’Europe… Aujourd’hui, on estime que la population illégale à Mayotte excède par deux fois les habitants légaux. Un contexte social explosif qui entraine son lot de tensions et d’injustices, d’abus de faiblesse envers des migrants qui n’ont pas d’autre choix que de trimer au black parfois sans qu’on leur paye le salaire dû… et d’une population mahoraise qui se sent « envahie ».
Surpeuplée, dévorée de toutes parts par la bétonisation, la pollution, le braconnage, la France garde la main sur l’île, mais ne se donne pas les moyens de la protéger. Dans ces conditions, plus qu’une chance, être française est devenu pour Mayotte, une malédiction.
Mayotte, « l’île aux parfums » sent désormais bien plus les égouts que l’Ylang Ylang, les ruisseaux fluorescents déversent leur contenu chimique dans le lagon chaque jour, les mangroves et la forêt primaire s’effacent devant les bananiers, y compris sur les parcelles placées sous la responsabilité du Conservatoire du Littoral, qui ne conserve pas grand-chose ici. Au retour de nos patrouilles, nous croisons régulièrement quelques makis (petits singes) qui s’agrippent comme à un radeau de sauvetage aux rares arbres qui subsistent au milieu des plants de bananes… Avec les arbres, les, oiseaux, les chauves-souris, les hérissons, toute la vie disparait… La terre autrefois fertile se transforme en poussière, auparavant retenue par les racines des arbres, elle file désormais vers la mer… Mayotte s’enlise au sens propre et au figuré.
Mayotte, c’est aussi le troisième plus grand lagon du monde. Avec sa double barrière récifale, il constitue un trésor mondial inestimable qui abrite baleines, requins, dauphins, tortues, 700 espèces de poissons et autrefois des dugongs (à priori tous exterminés malgré un pseudo Plan National d’Action pour les sauver). En quelques années seulement, le lagon est devenu une décharge à ciel ouvert, pillé chaque jour par des filets pourtant interdits qui labourent ses récifs et de la dynamite qui met ses entrailles à nu. Le lagon est aussi devenu un cimetière pour de nombreux migrants qui rêvent d’une vie meilleure en « France » et qui tentent la traversée depuis les Comores à bord de kwassas de fortune (embarcations légères). Des milliers d’entre eux y ont laissé la vie, à tel point que cette portion de mer est surnommée le « Lampedusa de l’océan indien » en référence aux eaux italiennes où périssent tant de migrants qui tentent de rejoindre l’Europe en traversant la Méditerranée.
C’est dans ce contexte que Sea Shepherd est arrivé en 2017… pour sauver les tortues marines.
Espèce « protégée » et menacée, les tortues marines de Mayotte bénéficient (à l’instar du défunt dugong) d’un Plan National d’Action de 1,47 millions d’euros. Un plan qui en réalité bénéficie sans doute à quelques-uns mais certainement pas aux tortues. Elles sont plusieurs centaines (sans doute plus d’un millier selon nous, soit le double des estimations officielles) à mourir chaque année sous les coups de machette des braconniers. La viande de tortue fait l’objet d’un marché noir très lucratif, marché qui se fait parfois en bande organisée et qui répond à une demande locale mais qui s’exporte également aux Comores et jusqu’à Madagascar. La rentabilité de l’opération, la facilité à braconner et le sentiment d’impunité sont tels que le braconnage est la première cause de mortalité des tortues marines à Mayotte et menace à court terme la survie de l’espèce.
Sur Mayotte « l’île aux tortues » comme on l’appelle tant l’animal est emblématique de l’île, le sable est imbibé de sang et l’énergie sur les plages est chargée de leur agonie. Il faut patrouiller la nuit sur les plages de Papani ou de Moya après une longue absence de nos équipes pour ressentir cette atmosphère chargée, lugubre… qui s’estompe au fil des semaines, au fil des patrouilles, au fur et à mesure que le temps passe et que nous maintenons les braconniers à distance. Mais chaque année après notre départ, la faucheuse s’abat de nouveau sur les plages. Et Moya, sur laquelle une équipe de 15 gardiens du Conseil départemental est payée à temps plein pour monter la garde, n’en n’est pas moins une des plages les plus sanglantes. En 4 ans de mission, nous n’avons jamais vu les gardiens passer une seule nuit complète sur la plage, seule solution pour dissuader le braconnage. Installés dans leur cabane qui surplombe la plage, ils font des barbecues, écoutent de la musique et dorment… Au petit matin, ils viennent compter les traces de montées de tortues et constater les éventuels dégâts. Parfois même, ils camouflent les cadavres comme nous les avons vu faire, afin de faire baisser les statistiques du braconnage.
Comme pour les récompenser de leurs bons et loyaux services, le Conseil Départemental qui les emploie vient de débloquer 227 000 euros pour leur construire une nouvelle cabane toute neuve, qui leur donnera sans doute encore moins envie de passer une nuit inconfortable sur la plage. L’année dernière, l’un des gardiens de cette équipe d’imposteurs a été pris en flagrant délit en train de braconner une tortue. L’homme avait déjà été condamné par le passé pour braconnage mais cela n’avait pas eu l’air de déranger le Conseil Départemental qui confierait sans doute volontiers le gardiennage d’écoles maternelles à des pédophiles notoires sans y voir de problème.
À côté de ça, depuis maintenant 4 ans que nous sommes arrivés à Mayotte, nous travaillons avec un groupe de bénévoles dans le sud de Grande Terre qui a monté une petite association locale pour lutter contre le braconnage, l’insécurité et la pollution, l’ASVM, (Association des Villageois de Mstamoudou). Dire qu’ils travaillent avec peu de moyens est un euphémisme. La plupart n’a même pas de chaussures de marche, nous leur offrons des lampes-torches, des imperméables, une voiture, un moteur de bateau et un peu d’argent pour financer le carburant.
J’ai fait plusieurs patrouilles avec Adhoc et Elamine, deux piliers de l’ASVM. Des hommes au grand cœur, droits dans leurs bottes et avec les poches trouées. Ils n’ont ni l’eau ni l’électricité chez eux mais un grand sens de l’hospitalité. Ils se sentent ignorés et méprisés par les blancs d’une manière générale. « C’est la première fois qu’une association de « muzungu » nous tend la main et nous considère d’égal à égal » nous disent-ils. Adhoc est d’un dévouement qui force l’admiration, la journée, il travaille comme maçon sous le cagnard pour un salaire de misère et la nuit, il protège les tortues sur les plages. Au petit matin, je le vois régulièrement s’armer d’un sac poubelle et ramasser les déchets sur la plage et sur les sentiers du retour. L’autre nuit, Adhoc et Elamine sont venus avec nous jusque sur Petite Terre, une véritable expédition pour eux. Ils ont monté la garde avec nous sur la plage de Moya, désertée par ses gardiens grassement payés avec nos impôts pour rester chez eux. Ça me met en colère. Pour les tortues qui payent de leur vie ce désintérêt total mais aussi pour Adhoc et les autres. Nombre d’entre eux vivent clandestinement sur l’île. Originaires des Comores ou d’Anjouan, ils sont à Mayotte pour certains depuis 15 ans et ont leur famille ici. Quand ils patrouillent avec nous, c’est avec la crainte de croiser les gendarmes qui pourraient les renvoyer aux Comores.
L’hiver dernier, en notre absence, certains bénévoles de l’ASVM ont continué à patrouiller en notre absence mais au retour d’une patrouille, ils ont été arrêtés et deux d’entre eux ont été expulsés aux Comores. Depuis, ils ont renoncé à faire des patrouilles en notre absence et les tortues ont perdu une protection dont elles ont si cruellement besoin.
Je me dis que des gens qui aiment tant cette île, des gens qui n’ont rien et qui lui donnent tant mériteraient d’avoir le droit d’y rester. En parallèle de notre mission pour les tortues, nous tentons de les aider à légaliser leur situation. Si nous serions en mesure de mobiliser des équipes pour quadriller les plages de Petite Terre, Grande Terre est une autre paire de manche et la contribution de nos amis de l’ASVM y est indispensable.
Cette année, en seulement 5 semaines, nous avons fait fuir des braconniers à 8 reprises et nous avons protégé plus de 200 tortues. La mission se poursuit mais nous nous penchons déjà sur la prochaine. En 2021, pour la cinquième année, nous reviendrons plus nombreux, plus longtemps avec l’ASVM et peut être avec d’autres, qui sur place seraient enclins eux aussi, à occuper le terrain. Mobiliser toutes les bonnes volontés et déloger les imposteurs sont deux fondamentaux pour sauver les tortues. Du courage, de la passion et un peu de soutien. Il n’en faut pas plus pour que Mayotte redevienne « l’île aux tortues ».